Funambules… sur le fil d’un rasoir

Je ne sais pas à quel moment c’est parti en couilles, à quel moment il y a un truc qui s’est passé dans l’Humanité pour qu’à ce point on devienne des funambules des émotions sur le fil d’un rasoir.

J’ai la sensation, de plus en plus souvent, que l’expression de cette sensibilité naturelle chez l’être humain est devenue une chose taboue, une chose interdite. A mon avis, il y a une sorte d’esprit malin qui a décidé un jour de foutre un peu la merde dans les relations humaines. Je ne sais pas, il a dû sentir tous ces échanges de phéromones et d’hormones très primaires, ocytocine, endorphine, dopamine, sérotonine et, là, il s’est dit : « Tttt, pas bien… ça va mener à trop de bienveillance, tout ça. Faut changer un truc. » Et paf, il nous a collé une espèce de mur virtuel anti-agression de bonheur qui fait que les relations humaines simples et basiques, heureuses et ouvertes, sont devenues un beau merdier. Comme disent les Ricains dans leurs séries TV quand les scénaristes sont à court d’idées pour exprimer les sentiments des personnages : « It’s complicated. »

Et du coup, on se retrouve comme des cons avec nos émotions qu’on n’ose plus partager ou qu’on rejette chez les autres : « Ah la la, quelle horreur ! Ne t’approche pas de moi. Toi et ta colère, toi et ta peine, toi et ta tristesse, éloignez-vous. »

Funambules… sur le fil d’un rasoir

Et l’esprit, là, il s’est surtout attaqué aux émotions les plus fortes et que l’on considère trop souvent comme négatives. Alors, oui, vous me direz qu’il y a flopée de bouquins sur le développement personnel et sur l’accueil des émotions. Sauf que j’ai quand même la très nette impression qu’on te demande de museler tout ça. Accueille, accepte à l’intérieur de toi, mais ferme ta gueule, s’il te plaît. Les artistes ont l’immense chance de pouvoir exprimer tout ça par leur art. Mais on n’est pas tous des Picasso, des Léonard Cohen ou des Tarantino. « Ben va courir, ça te fera du bien ! Tu évacueras. » Oui j’évacuerai mais peut-être que j’avais surtout besoin d’en parler à la personne qui compte le plus au monde pour moi. Putain, esprit malin, qu’as-tu fait ?

Funambules… sur le fil d’un rasoir…

Parce que bien évidemment, c’est dans les relations de couple qu’on a le plus fréquemment cette impression de musellement. Ne pas envahir l’autre, ne pas l’étouffer, ne pas le blesser, ne pas le vexer. Et le vilain spectre noir, il a fait en sorte que ça merde surtout dans ce coin-là. Mais si chacun pouvait simplement exprimer ce qu’il ressent en mettant de côté ce putain d’ego qui ne fait qu’envenimer les choses. Ha je le vois bien le saligaud, en train de nous susurrer à l’oreille : « Ta moitié ne va pas bien, soutiens-la mais protège-toi. Eloigne-toi, tu vas te perdre… Pense d’abord à toi… ». Pathétique !

Funambules… sur le fil d’un rasoir

Si on arrêtait de croire qu’on a sans cesse besoin de se protéger de l’autre. Et si justement on les accueillait toutes ces émotions, comme des cadeaux de franchise, d’honnêteté, d’amour absolu car sans frein. Comment être entier si on passe son temps à se brider ? On ne le fait pas pour une bagnole alors pourquoi le faire pour nos sentiments. Allez, lâchons les chevaux, putain, faisons un feu d’artifice d’émotions, laissons éclater toute notre hargne, notre dépit, nos angoisses. Et délectons-nous dans le bonheur, une fois qu’on a gueulé un bon coup.

Funambules… sur le fil d’un rasoir

Je n’ai jamais compris ce principe dans le couple, qui semble assez universel et ovniesque pour moi : l’un a besoin d’une caverne et l’autre a tendance à envahir avec ses émotions. Et bien souvent, dans ce genre de situation, c’est à celui qui exprime que l’on demande de se taire, de laisser l’autre, de donner du temps. Alors, oui, je ne dois pas être adaptée à ce monde d’enfermement. On dit que je suis un livre ouvert et qu’il faut apprendre à cacher un peu pour se protéger. Mais je trouve ça tellement compliqué. Pourquoi ? Pourquoi devrait-on cacher à la personne que l’on aime ce que l’on est, intrinsèquement, intensément ?

Funambules… sur le fil d’un rasoir

Je suis convaincue qu’à force de tout garder pour soi (même en les accueillant ces foutues émotions naturelles), on finit par dépérir un peu. Peut-être qu’on a trop peur de faire mal à l’autre, de le blesser par son expressivité ? Mais d’où vient cette mauvaise conscience qu’on nous inculque en permanence ? Et le revoilà cet esprit malin, ce diablotin qui a enfermé notre force émotionnelle pour la réduire à des injonctions de bonne tenue. Dire à celui ou celle que l’on aime ce que l’on ressent profondément (sans accuser, sans critiquer bien-sûr), est-ce vraiment si terrible ? Et accueillir ces émotions (parce que c’est souvent là que le bât blesse), est-ce si difficile ? Les thérapies consistent souvent à accepter ses émotions pour soi, pour se sauver soi. OK, j’ai jamais fait de thérapie de couple, dans laquelle, par arbitre interposé, on se balance tout à la gueule… (caricatural ?) Mais je n’en peux plus de cette espèce d’égoïsme qui nous fait croire qu’on est seul au monde face à soi-même.

Cet esprit malin, j’ai envie de lui éclater la tronche à coup de batte de base-ball. Mes émotions, je n’ai pas envie de les restreindre. Je suis peut-être envahissante, harcelante mais je suis entière. J’en ai marre de jouer à l’équilibriste.

Funambules… sur le fil d’un rasoir

L’être humain est fait pour aimer, pour partager les douleurs, les joies, les peines. Nous ne pouvons pas être seuls. Je haie cette maxime du « Au final, on est toujours seul. » Oui, face à la mort, le jour où on voit la lumière, on est seul. Mais qui te dit qu’on ne meurt pas mieux parce que l’être aimé te tient la main au moment du grand départ ? Qui te dit qu’il ne fait pas un peu plus chaud quand tu pars et qu’une personne qui t’aime te tient la main ?

Allez, je déclare ouverte la journée des émotions exacerbées et véritables.